Selon Guénon - Article n°4
Pour aborder notre sujet, il serait peut-être être nécessaire de faire la différence entre philologie et linguistique. La philologie est l'étude d'une langue à partir de l'analyse critique des textes quand la linguistique est l'étude scientifique du langage et des langues. Il est assez souvent question de ces deux termes dans les sciences dites “humaines” (en réalité profanes), et il arrive fréquemment qu'ils soient employés l'un pour l'autre, alors qu'ils désignent deux choses différentes.
En fait par définition, la langue sacrée échappe totalement aux investigations du linguiste et reste au mieux un objet d'étude de la part du philologue : c'est ce qui explique les divergences entre les interprétations traditionnelles de René Guénon et celles de certains spécialistes de langues anciennes et orientales.
Il va sans dire que, du strict point de vue traditionnel, tout cela n’a pas grande signification. La grammaire est une contingence, le langage lui est supérieur, vecteur de la pensée et transmetteur de l'influence de la Parole, du Verbe.
René Guénon a proposé une définition générale de la langue sacrée en la qualifiant de langue primordiale dans un recueil intitulé "À propos des langues sacrées" (aux Éditions traditionnelles, n° 259, 1947).
Nos langues occidentales profanes et leurs mots sont parfaitement adaptés pour exprimer notre monde sensible. En revanche, contrairement aux langues sacrées, elles manquent de nuance et de subtilité pour refléter la "vérité métaphysique". Une langue sacrée peut exprimer en un seul mot ce qui demanderait des phrases entières d'explication en français par exemple, lesquelles explications seraient encore incomplètes.
Dans la tradition hindoue, il est dit qu'à l'origine l'homme parlait une langue (appelée dévavani) dont les mots correspondaient à la nature des êtres et des choses, à leurs archétypes. C'est la langue "adamique" des religions abrahamiques et la langue "syriaque" de l'ésotérisme islamique. Elle s'est perdue avec l'oubli de la Tradition primordiale, mais elle se reflète encore dans certaines langues comme le sanscrit, l'hébreu ou l'arabe, lesquelles seraient des adaptations particulières de cette langue originelle. Peut-être ces dernières sont-elles plus aptes à se rapprocher de la vérité métaphysique que nos langues profanes ?
En hébreu ou en arabe, les signes alphabétiques employés dans l'écriture sont symboliques et il existe une correspondance entre les lettres et les nombres, ce qui permet, dans une certaine mesure, de déchiffrer le sens secret de certains textes sacrés. Les hiéroglyphes égyptiens constituaient probablement une langue sacrée à partir de laquelle les anciens sages hébreux ont tiré des connaissances qu'ils ont appliquées ensuite dans la kabbale.
Peu de gens font la distinction entre langue sacrée et langue vulgaire, entre langue sacrée et langue liturgique (qui s'applique aux formes religieuses) ou rituelle (signification générale qui convient à toutes les traditions), entre langue liturgique et langue profane. Dans les manuels des "spécialistes", les commentaires éventuels sont aussi flous que ceux qui concernent l’initiation dans les manuels d’histoire des religions.
Concernant notre sujet, la supériorité de l’Orient spiritualiste est manifeste par rapport à l’Occident matérialiste qui reste engoncé dans des méthodes positivistes issues de la Renaissance et du "siècle des lumières". L'Occident n'a pas tardé à trahir tout sens initial, en particulier en refusant l’aspect symbolique fondamental des langues sacrées. Les manuels et les travaux scientifiques contemporains ne font pas la moindre distinction entre le sacré et le profane : toutes les langues, quelles qu’elles soient, anciennes et modernes, sont traitées avec les mêmes méthodes. Il n'y est question que de l’aboutissement d’une évolution et de changements intervenus en fonction des lieux et du temps. Il est admis, par la force des choses, que le prâkrit est issu du sanskrit, que les langues romanes sont nées de la décomposition du latin.
Mais que le sanskrit soit, pour l’éternité, une langue sacrée sans devenir pour autant une langue morte (que Guénon préfère appeler langue fixée), et que le latin soit resté une langue liturgique échappe totalement à beaucoup de nos contemporains.
Il est souvent objecté que, si le latin liturgique n’a pas évolué depuis le IVème siècle de notre ère, ce n’est pas parce qu’il est devenu la langue de l’église, c’est parce qu’il est une langue morte. Mais le latin n’est vraiment mort qu’à la Renaissance, quand les érudits ont substitué le latin classique au latin médiéval. Le latin du Moyen Âge était différent parce qu’il était encore le véhicule d’un enseignement. De plus, la notion de "langue morte" est dépourvue de tout sens dans le cas d’une langue sacrée ou simplement liturgique, laquelle reste vivante tant qu’elle est connue, apprise et transmise.
"Les langues sacrées sont exclusivement celles en lesquelles sont formulées les écritures des différentes traditions. Il va de soi que toute langue sacrée est aussi en même temps, et à plus forte raison, la langue liturgique ou rituelle de la tradition à laquelle elle appartient, mais l’inverse n’est pas vrai ; ainsi, le grec et le latin peuvent parfaitement, de même que quelques autres langues anciennes, jouer le rôle de langues liturgiques pour le Christianisme, mais ils ne sont aucunement des langues sacrées ; même si l’on supposait qu’ils ont pu avoir autrefois un tel caractère, ce serait en tout cas dans des traditions disparues et avec lesquelles le Christianisme n’a évidemment aucun rapport de filiation." (René Guénon – À propos des langues sacrées – Éditions Traditionnelles, 1947).
Guénon s'est heurté aux défaillances de la langue profane et s'est exprimé en redonnant souvent aux mots un sens qui ne coïncide pas avec leur signification usuelle. Il leur a rendu leur sens premier. Il s'est aussi appliqué à traduire au plus juste en français des mots appartenant à des langues orientales, pour ne pas s'égarer dans des confusions comme celles des "néo-spiritualistes" et des universitaires de son époque.
Traduire par exemple "Atmâ", par "âme" ou par "Moi" avec un M majuscule, comme ceux-ci le faisaient, prêtait évidemment à confusion. Le traduire par "Soi", comme Guénon, nous approche davantage de son sens véritable en laissant entendre la notion "d'identité suprême". Cette identité suprême, cet état de délivrance, de libération, d'union au Divin, est décrite par Guénon comme une expérience par laquelle l'être est "dilaté au-delà de toute limite" et cesse d'exister en tant qu'individu pour devenir une "conscience omniprésente" (Les états multiples de l'être).
Il est très difficile de parler d'une langue sacrée avec nos mots courants. Une telle langue, comme le sanskrit par exemple, ne peut se définir ou s'expliquer que par elle-même, par des commentaires en sanskrit et en aucun cas, être réduite par nos expressions profanes.
Lorsque nous considérons ces langues, surtout celles qui ont une résonnance vibratoire (sanscrit ou hébreu), il est légitime de penser que celles-ci sont une forme de cristallisation primordiale du Verbe. En sanscrit, la simple vibration d'un mot permet d'approcher sa signification ; c'est pourquoi un grammairien de l'Inde antique, Panini (environ 560-480 avant JC), affirmait que celui qui connaissait parfaitement la langue sanscrite, connaissait toutes choses.
Le sanscrit est l'une des langues indo-européenne et étymologiquement, sanscrit signifie "parfaitement fait". Les mantras sont des formules sonores formées d'une ou plusieurs syllabes qui produisent certaines vibrations, lesquelles ont des effets aux niveaux subtils. Le mantra sert pour invoquer une divinité ou comme support de méditation. Le célèbre "Om" dans l'hindouisme représente le son original.
Les lettres sont aussi utilisées comme symbole. Les Anciens sages hébreux ont structuré leur alphabet, pour que chacune de ses lettres soit en correspondance avec les vibrations cosmiques. La lettre est l'instrument, elle ne tire pas son pouvoir d’elle-même, mais par le fait qu'elle est la forme cristallisée du Verbe divin qui s'est démultiplié en une multitude de sons.
Nous pourrions aussi mentionner les runes, alphabet des anciens peuples germaniques et des druides.
Aujourd'hui les langues sacrées sont souvent réduites aux langues liturgiques : l'hébreu biblique est la langue sacrée du judaïsme, le latin ecclésiastique des catholiques romains, le copte des chrétiens d'Égypte, le syriaque des chrétiens d'Orient, l'arabe classique du Coran, l'arménien classique (grabar) de l'église apostolique arménienne, le sanskrit de l'hindouisme, le tibétain classique pour le bouddhisme Vajrayana…
Il est bien évident que la Tradition primordiale n'a jamais fait l'objet d'une réflexion linguistique, dans un quelconque institut occidental. L'article premier de la Société de Linguistique de Paris comportait même jadis, la précision que ses membres pouvaient s'occuper de tous sujets, à l'exclusion de toute considération sur l'origine du langage. Pour quelle raison ? Peut-être cette limitation permettait-elle de justifier la théorie de l'évolution ou de rechercher l'origine des langues parlées dans les borborygmes des chimpanzés, en faisant mine de restituer les premiers cris articulés des hommes "préhistoriques" ?
La brochure de Staline, "À propos du marxisme en linguistique" (Éditions de la Nouvelle Critique, Paris, 1951) se fonde sur le postulat qu'il n'y a pas de langue de classe dans une société sans classe. Ce qui consisterait à ne pas tenir compte des différences de nature entre la langue sacrée et la langue profane, hormis le fait que les sociétés traditionnelles étaient composées de castes.
Les langues sacrées sont donc porteuses de la réalité métaphysique et les supports qui nous restent aujourd'hui sont les légendes et les mythes :
"Il n'est pas un seul peuple qui ne possède dans le secret de ses légendes, de ses mythes, un langage sacré reliant l'homme et Dieu." (Annick de Souzenelle, Le symbolisme du corps humain)
"L'Occident a perdu ses mythes !" disait Jung, signifiant que nous ne savons plus déchiffrer ce patrimoine sacré. Nous avons réduit son langage à notre niveau banal, quotidien et profane.
Annick de Souzenelle nous donne quelques explications ; elle parle de cet "en-haut" et de cet "en-bas" nés de la séparation.
"L'homme d'en-bas sépare et finit par nier ce dont il est séparé".
"Il y a une symbolique des mots qui s'explique souvent par leur racine : La racine "Ma" est la racine mère de tous
les mots signifiants la manifestation (tels que matière, maternel, matrice, main, etc.)" Cf. Le symbolisme du corps humain.
Il semble que de nos jours, seuls des "initiés" aient encore réellement accès aux langues sacrées.
Ghyslaine Le Moulec, enseignante au CATC