Confucianisme vs Taoïsme... par Ghyslaine Le Moulec, eenseignate au CATC
Conseil que Lao Tzeu dispense à Confucius : Il faut être comme de l'eau :
Lao Tzeu : "De nos jours, le monde a changé, tout ne semble n'être plus que chaos. Pourtant vous continuez à poursuivre votre éthique, les rituels, la musique, l'humanité, l'harmonie
Confucius : Je suis un peu honteux, je ne suis arrivé à rien
Lao Tzeu : Alors, arrêtez de vous entêter. Tous essayent de se couvrir de gloire, mais cela ne dure qu'un temps.
Confucius : Que me conseillez-vous de faire alors ? Comment réussir à forcer la porte d'un monde qui refuse de s'ouvrir à vous ?
Lao Tzeu : Il est peut-être que, votre accomplissement se trouve dans l'absence de réussite. Rien n'est aussi doux que l'eau, et pourtant aucune force au monde ne peut la vaincre. Alors il faut être comme l'eau.
Confucius : Votre éthique est belle, elle est intemporelle et survivra aux hommes. Elle est au-delà de l'espace et au-delà des mots, ma voie est sur cette terre.
Lao Tzeu : Soyez tolérant envers ceux qui ne vous comprennent pas. à la différence des gens aisés, je n'ai pas de richesse à offrir, je n'ai que des conseils à partager ".
Cette rencontre entre Lao Tzeu et Confucius est un peu mythique, on ne sait pas si elle a vraiment existé. Elle est décrite par Se-ma Ts'ien, historien de la première dynastie impériale dans sa biographie sur Confucius. Lao Tzeu était déjà très vieux et Confucius avait environ 40 ans. Cette rencontre a duré un jours ou deux et il est dit qu'après, Confucius est resté silencieux pendant une dizaine de jours, il ne pouvait plus rien dire. Peut-être Se-Ma Ts'ien préférait-il le taoïsme au confucianisme, car en résumé, il explique que Lao Tzeu avait littéralement réduit Confucius au silence !
Le premier conseil de Lao Tzeu est d'arrêter de dispenser des conseils, c'est-à-dire, d'arrêter de chercher à avoir raison.
Ce qu'il lui dit, c'est : arrêtez de vous entêter, l'accomplissement c'est l'absence de réussite, il faut être comme l'eau, c'est-à-dire se laisser être, ne pas essayer d'être autre chose que ce que nous sommes.
être comme l'eau, c'est aussi être sans forme, c'est-à-dire sans individualité, sans volonté, comme un fétu de paille jeté dans le vent, ce qui est très compliqué et insupportable pour notre mental.
Le taoïsme et le confucianisme ont tout de même en commun de prôner tous les deux une doctrine qui consiste à dissoudre l’individualité dans le tout.
Chez Confucius c'est le tout social, dans le taoïsme, c'est le tout naturel.
Confucius
Avant de s'opposer, le confucianisme et le taoïsme, ont un socle commun, dont l'un des premiers principes est : il y a quelque chose dans l'individualité d'auto-affirmé dans le fait de se penser auteur de sa vie : ce qui est fondamentalement illusoire et pas seulement illusoire, mais générateur de malheur et de chaos.
Que le fait de se considérer comme auteur soit un problème, est une idée qui fait partie de la Voie, du Dao. Et le Dao est ce que l'on appelle une "mouvementation" (il y a des mouvements et il y a le fait même d'être mouvement, c'est la mouvementation, on passe du modèle au degré supérieur), cette mouvementation est ordonnatrice. Autrement dit, l'auteur de ce qui est n'est jamais l’individu.
L'ordre est toujours de l'ordre du Tout. La grande question que se posent à la fois Confucius et Lao Tzeu est : Comment avoir une place, comment habiter au sein de ce Dao, de ce courant, de cet ordre de mouvement ?
Comme le disait Confucius, la seule solution est de vaincre son Moi, c'est-à-dire vaincre cette volonté de s'auto-affirmer en permanence pour écouter ce qui nous dépasse.
Prendre en main sa vie, maintenir sa vie est une perspective non taoïste et non confucéenne.
Pourquoi non confucéenne puisque Confucius prône une vertu qui consiste à dompter la spontanéité humaine de manière à respecter l'étiquette, la politesse, les codes sociaux ? Il y a là l'intervention d'une volonté très forte, mais cela n'est pas, curieusement une volonté personnelle. Chez Confucius, la spontanéité, c'est le caprice du Moi, l'égologie permanente : toutes mes expériences, je les ordonne à ma particularité.
Pour un confucéen comme pour un taoïste, penser que la volonté n'est que le fait du sujet pensant, c'est se tromper. La vraie volonté, c'est le sens, c'est poser une finalité.
Dans le taoïsme comme dans le confucianisme, les fins ne sont pas posées par le sujet, elles sont posées par le Tout, par le Dao.
Le monde est un monde civilisationnel dans le confucianisme, mais encore une fois, le "Je" n'est pas sujet.
Il y a deux sortes de volonté : la volonté égocentrée et l'ordre des choses, des significations envers lesquelles il faut être profondément à l'écoute.
Dans l'horizon confucéen il est normal de conseiller le prince en lui rappelant les codes de l'éthique et de l'étiquette de la dynastie régnante précédente, de ramener le souverain décadent dans l'ordre à partir duquel il a reçu sa souveraineté. C'est-à-dire l'ordre royal, la codification des comportements, la codification des pouvoirs dont il n'est pas l'auteur mais dont il s'est emparé de façon abusive.
Un tyran, c'est quelqu'un qui confond la volonté commune et la volonté individuelle. Le vrai souverain, c'est celui qui se confond dans la volonté commune et qui renonce à sa volonté individuelle.
Ce que dit un taoïste, c'est qu'au fond, tous les êtres humains ont tendance à être des tyrans, c'est-à-dire à confondre l'ordre du monde avec leur caprice personnel.
La seule manière de faire, c'est de réentendre l'ordonnancement des choses.
La plus grande pensée écologique produite, c'est le taoïsme. L'être humain n'a pas à s'imposer au monde, il a à habiter un monde.
Le taoïsme comme le confucianisme respecte un ordre, aussi tyrannique soit-il, au nom du respect de l'ordre et du laisser être des choses. Mais l'on a deux approches complètement différentes : le confucianisme va essayer de prôner une forme de conservatisme de la société politique au nom du respect de la Tradition, et de l'autre le taoïsme qui va dire qu'il faut laisser être les choses, ne pas intervenir, ne pas essayer de dompter l'homme au nom du respect des rites, mais au contraire le laisser être et se dissoudre dans le Tout.
Pour le taoïsme, le monde confucéen est un monde fabriqué, institué, culturel. C'est partiel et partial. Du coup, cela déséquilibre les choses et c'est générateur de souffrance.
Alors qu'il existe un ordre avant tout ordre, le véritable ordre sans auteur, donc pur, exempt de toute fabrication, c'est le Dao, c'est-à-dire les choses comme elles sont. Cela est vraiment ce sur quoi les taoïstes et les confucéens se disputent.
Pour les taoïstes, l'ordre est propre à la nature même et l'homme a sa place dedans à condition qu'il écoute véritablement.
Pour le confucianisme, le monde naturel a un ordre, mais il est aussi de la responsabilité de l'homme de faire sa place au sein de cet ordre-là.
Un certain Xun Zi va encore plus loin et dit qu'il faut véritablement faire le monde humain. C'est intéressant car il dit qu'il ne faut pas le faire au sens de le produire ; ce n'est pas du tout une pensée marxiste ; il faut le faire au sens d'un ornement, c'est-à-dire purement symbolique.
Le taoïsme au fond est de l'antimarxisme ; c'est laisser faire, laisser être, ce n’est pas penser que l'histoire elle-même puisse produire une forme de sens ou de direction, encore moins par l'intervention humaine.
Le taoïsme n'a jamais été doctrine d'état, à l'inverse du confucianisme.
Les Han se sont imposés de façon un peu cavalière, et pour légitimer leur pouvoir, ils ont décidé de l'ancrer en lui donnant une autorité, le confucianisme. Ils ont utilisé le confucianisme comme instrument de légitimation du pouvoir en place et c'est comme cela que le confucianisme est devenu un instrument idéologique, au IIIème siècle avant le début de notre ère, ce qu'il n'était pas du tout à la base.
Le taoïste a toujours été un peu anarchiste, il a toujours aimé les lignes de fuite et c'est pour cela que le mouvement taoïste n'a d'unité que son nom. C'est une espèce de nébuleuse ; on trouve des courants alchimistes, des courants de gymnastique, on trouve de la pharmacopée, des pratiques divinatoires, on trouve une religion taoïste aussi, très baroque d'ailleurs. Le taoïsme est multipolaire et n'a pas eu d'influence politique directe et d'ailleurs, n'a jamais voulu en avoir.
Il reste très présent au sein de la société, mais d'une manière plus culturelle ou religieuse. La dimension politique est absente. Cependant, pas complètement puisqu'elle baigne la culture générale, les gouvernants étant censés avoir un sens de l'harmonie, du respect du Yin, du Yang, mais cela reste une sorte de vernis.
Dans un passage de Tchouang Tzeu il semble y avoir une dimension politique : "on doit rectifier les actes d'un tyran, ne pas se soumettre à ce tyran", etc.
Rectifier, là, n'est pas imposer un ordre personnel à un autre ordre personnel. Ce que disent les taoïstes, c'est qu'on ne peut s’en sortir tant qu'on reste dans une forme de système. On s'aperçoit souvent que lorsque l'on cherche absolument à changer les choses, lorsqu'on veut absolument trouver des solutions, en fait là est le problème. Et c'est exactement ce que dit Lao Tzeu. Tant que vous cherchez à "rustiner" en permanence, la fuite continue ; si vous voulez arrêter la fuite, laissez la citerne couler entièrement.
Il dit : Trouvons un ordre et cet ordre-là, nous l'avons sous les yeux, c'est le monde naturel lui-même le Dao : écoutons.
"Abandonne l'étude et par là le souci
Le Oui et le Non, quelle différence ?
Ce qui inquiète les hommes, pourquoi m'en inquièterais-je ?
Une peur en chasse toujours une autre par une autre
On s'excite, comme lors des grands festins
On s'agite comme lors de l'ascension des tours du printemps
Que d'échauffement !
Moi seul reste en paix, sans émoi
Comme un enfant qui n'a pas encore souri
Je suis seul et détaché de tout
J'avance sans avoir besoin de savoir où aller
Ils amassent sans cesse et je semble pauvre tel celui qui a tout perdu
Je ne sais rien, un parfait idiot
Les hommes sont si malins, toujours à l'affut d'un bon coup
Je ne remarque ni ne comprend rien de tout cela
Je suis perdu dans l'immensité marine
Mes pas suivent l'errance du vagabond
Voyez tous ces hommes habiles et plein de talents
Je suis ordinaire, rustre et buté comme un paysan
Pourquoi suis-je si singulier ? Je tète encore ma mère".
"Je tète encore ma mère", nous avons ici une phrase qui témoigne d'une grande régression vers l'état natif dans le taoïsme.
C'est une pensée que l'on retrouve chez Tchouang Tzeu et chez Lie Tzeu aussi. C'est l'un des grands classiques du taoïsme.
Nous avons là un point de différence très fondamental entre le confucianisme et le taoïsme. Le confucianisme est un chemin ascensionnel, de perfectionnement : on devient de plus en plus et de mieux en mieux.
Dans le taoïsme, c'est exactement le contraire, c'est un chemin de régression apparente, on devient de moins en moins, de plus en plus anonyme.
Il faut régresser pour revenir à l'originaire qui est l'ordinaire. Le mot ordinaire est à prendre dans toute sa force, c'est-à-dire selon l'ordre véritable. Ordinaire = selon l'ordre, mettre en ordre.
L'ordinaire, c'est retrouver un sens d'ordre dans lequel je ne me distingue pas. D'où le double sens d'un homme ordinaire, c'est quelqu'un qui ne se distingue pas. Pourquoi ? Parce qu'il est précisément confondu avec l'ordre. Et l'ordre, c'est un ordre premier et indépassable. Il y a cette ironie mordante : on peut jouer tant qu'on veut, on peut faire les malins, cela ne change rien ; au fond, c'est du bavardage, cela peut prendre la tête, mais cela ne va jamais au delà parce que ce n'est pas réel.
Ce côté régressif du taoïsme a beaucoup gêné les confucéens. Pourquoi encore téter sa mère ? Il faut grandir. Et c'est quoi grandir ? Grandir c'est exister comme une individualité responsable et seule, c'est assumer quelque chose de sa solitude, de sa mortalité, de sa finitude. On pourrait dire que quelqu'un qui refuse de grandir est quelqu'un qui refuse cela, qui refuse son individualité, sa particularité.
Est-ce que le taoïsme est une doctrine d'irresponsable ? Non, parce que ce « non » faire du taoïsme n'est surtout pas un rien faire.
Pour le coup, cette régression demande énormément d'énergie, de courage et d'action. Et c'est là qu'on voit que c'est une praxis, c'est une pratique ; on se met à une école et c'est pour cela que ce n'est pas tragique.
En occident, ce conflit entre le tout dans lequel nous sommes inclus à la naissance, le cocon et l'arrachement au cocon qui est la particularité d'un existant singulier, a été vécu et mis en scène sur un mode tragique. Dans "Œdipe à colone" (tragédie de Sophocle), l'Œdipe est la manifestation d'une singularité qui, à un moment donné va contre son destin. Il essaye de le déjouer, il essaye d'imposer son ordre et sa volonté à l'ordre des dieux. Mais à la fin, Œdipe plonge dans une sorte de feu divin dans lequel il se confond pour revenir à l'ordre naturel.
Comment fait-on pour revenir à l'ordre naturel en Occident ? On se détruit soi-même. C'est Antigone qui veut se défaire de l'ordre qui est imposé et se pend.
Nous pensons à cet Empédocle de Friedrich Höderlin (la Mort d'Empédocle) qu'il n'a pas réussi à finir parce que la seule solution aurait été de retourner dans le Tout, de se jeter, de se consumer dans le volcan. Höderlin lui-même dit que là, cela ne va pas et il préfère l'attente, la patience qu'il appelle l'endurance de la nuit. C'est intéressant comme solution, mais pas du tout chinois ; c'est une espèce de pas de côté par rapport au tragique.
Pourquoi le taoïsme n'est-il pas tragique, n'est-il pas déresponsabilisant ? Précisément parce que le Dao, cet ordre, est Un. Dao, c'est-à-dire un chemin de vie, un chemin d'existence, une pratique de vie, une pratique sur soi, d'écoute de la nature et des rythmes.
Autrement dit, on est incroyablement actif pour se déprendre de soi.
Et du coup, cela fait chemin, cela fait existence, cela fait monde, cela fait sens. Et ce n'est pas du tout déresponsabilisant parce que nous sommes, comme le disait Cézanne sur le motif en permanence.
Œdipe, comme Antigone, comme Empédocle cheminaient également à leur façon, ils n'étaient pas dans une forme de passivité, mais la finalité est tragique. C'est là que se révèle une différence culturelle essentielle.
La finalité du taoïsme est incroyablement joyeuse et très étrange (cf les Huit immortels qui sont huit figures mythiques hétéroclites du taoïsme). On voit que ce monde du taoïsme, lorsqu'il est laissé à lui-même, est complètement fleuri, complètement joyeux, par delà le bien et le mal, ; cela n'est pas du tout tragique.
Il y a un présupposé très fort, contrairement à Confucius, qui est que l'état de nature serait quelque chose de bon et de joyeux et que toute forme d'existence humaine qui voudrait s'en détacher est forcément dans une forme de corruption. Chez Confucius c'est l'inverse. La vraie école de la responsabilité dans le monde confucéen, c'est d'assumer que nous sommes des êtres sociaux avec des droits et des devoirs.
Le monde taoïste dit attention ! droits et devoirs, cela demande un cheminement de liberté et de libération préalable. D'abord de libération de soi et après de libération du système social qui au fond est une espèce d'excroissance du Moi. Libération pour entrer dans ce que Tchouang Tzeu appelait une "démesure printanière", c'est-à-dire l'horizon taoïste. Démesure parce que les solutions taoïstes semblent toujours bizarres ou paradoxales dans le système institué.
Ce paradoxe ultime est que rien n'est plus difficile que l'accès au simple :
"Revenir à l'origine, c'est parvenir au comble du vide (…)
(…) Être semblable au Dao, conduit à vivre longtemps".
Si le but, la direction poursuivie par la voie taoïste, c'est d'être semblable au Dao et que ceci conduit à vivre longtemps, quelle place faut-il faire à la mort biologique de l'individu ? Est-ce que le but, c'est de vivre longtemps ou au contraire de dissoudre son individualité dans la nature, qui elle-même, meurt et renaît sans cesse ?
C'est cela vivre longtemps précisément. On s'est beaucoup trompé sur ce que l'on appelait les Immortels dans le taoïsme. Les Immortels, ce sont des gens qui ont tellement bien compris la vie qu'au fond, ils ont bien vu que naitre et mourir est une sorte de danse, de jeu.
C'est cela le Dao. Vivre longtemps, c'est consentir au rythme qui est la vie. Consentir, cela n'est pas se confondre, la pratique taoïste est une pratique d'approche jusqu'à l'intime. Rappelons-nous de ce magnifique passage de la description phénoménologique de la caresse chez Lévinas : on est à fleur de peau, on est tout près, mais on ne se confond pas.
Et bien, les taoïstes, c'est exactement cela ; on se met à fleur d'oreille du rythme de la vie et on reste là dans cette distance entre disparition et apparition. Et c'est cela vivre.
Comment faire pour que ce consentement ne soit pas vécu comme une résignation ? Dans un premier temps, on renonce et on sacrifie beaucoup en vivant ainsi ; et après, on s'amuse.
Faut-il des modèles et des maitres pour avancer sur la Voie comme dans le confucianisme ? Cela peut aider, mais comme un maitre nageur ne peut pas nager pour vous, le renoncement est un acte réel ; c'est faire un vrai pas et cela peut prendre mille ans comme cela peut prendre une seconde.
Source : Alexis lavis
"L'espace de la pensée chinoise. Confucianisme, Taoïsme, Bouddhisme" Edition Oxus
"Textes essentiels de la pensée chinoise : Confucius et le confucianisme", Pocket
"Paroles de sages chinois", Seuil